L’affaire Suspense


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            Contrairement aux États-UniLe suspense n°25s, la France n’a jamais développé une culture populaire de la nouvelle. Point chez nous de pulps, ces magazines bon marché proposant chaque semaine à leurs lecteurs des nouvelles de genre (policier, horreur, fantastique, science-fiction, etc.….). Outre le fait que cela assouvissait pour peu d’argent la passion dévorante des lecteurs, cela permettait aux écrivains de faire leurs armes. Ils pouvaient se chercher, affiner leur style avant d’entreprendre des projets plus ambitieux. C’est comme cela que commença Ed McBain ainsi que de nombreux autres écrivains (Isaac Asimov, Fredric Brown, ...).

            En regardant sa bibliographie on remarque que bien qu'ayant écrit pour de nombreuses revues, une revient plus régulièrement : Manhunt. Si régulièrement même qu’il n’est pas rare de voir plusieurs de ses nouvelles au sommaire du même numéro (sous ses différents pseudonymes toutefois).

            Manhunt était une revue spécialisée dans le policier. Mais pas dans les histoires classiques de privés ou de flics. Il s’agissait plutôt de réalisme noir comme les films que produisait la Fox à la fin des années 40. Le crime, la recherche du coupable n’est pas le sujet principal. Il s’agit plus de se plonger dans l’ambiance de la rue, dans les motivations du criminel. On obtient ainsi des récits beaucoup plus complexes que nombres d’histoires classiques de détectives. Les recueils parus aux Éditions Néo Le sang sur le trottoir [n°243 de la bibliographie générale] et Dur à mourir [255] montrent bien ce que produisait alors Ed McBain.

            Mais si en France nous n’avions point de culture naturelle du pulp, nous avions des passionnés qui ayant accès à ces écrits mouraient d’envie d’en faire profiter leurs compatriotes. Ils prenaient alors des franchises. C’est à dire qu’ils éditaient une revue française composée principalement des textes traduits de la revue américaine (avec l’accord de cette dernière) et ils y ajoutaient éventuellement un rédactionnel français (critiques, articles) et quelques nouvelles françaises.

Le suspense n°11            Manhunt connu ce sort et fut publiée en France sous le titre de Suspense. Après plus de deux ans de parution mensuelle, elle dû faire face à la censure en Mai 57.

Sous prétexte de protection de la jeunesse (loi du 16/07/49), le ministre de l’intérieur ( Jean Gilbert-Jules) prit un arrêté interdisant la revue à la vente aux moins de 18 ans et à l’exposition sur les devantures des marchands de journaux. Suspense modifia donc la couverture (cf. reproductions) et les illustrations intérieures. Tout cela dans le flou le plus total, les autorités n’ayant jamais daigné les prévenir de l’arrêté d’interdiction et des raisons qui motivaient cet arrêté.
Ce n’était en fait que manière de couler une revue et donc de faire acte de censure sans le dire. L’article premier de la loi du 16/07/49 disait «  Sont assujettis aux prescriptions de la présente loi toutes les publications périodiques ou non, qui, par leur caractère, leur présentation ou leur objet, apparaissent comme principalement destinées aux enfants et aux adolescents »

Maurice Renault, directeur de la revue fit justement remarquer que Suspense n’avait jamais prétendu ou chercher à s’adresser aux jeunes. Il fit aussi remarquer l’arbitraire de l’arrêté visant sa revue. En effet nonobstant la justesse de cette sanction, il ne voyait pas pourquoi seule sa revue subissait les foudres de cette censure alors qu’au même moment des revues équivalentes ( Mystère Magazine, Hitchcock Magazine) n’étaient nullement inquiétées.

Après neufs mois d’interdiction à l’affichage et à la vente aux mineurs, Suspense mit la clef sous la porte avec le numéro 25 d’Avril 1958. Les abonnés reçurent en compensation des numéros de Mystère-Magazine. Suspense, Mystère-Magazine et Fiction étant éditées par les éditions Opta.

Ce que cette histoire nous apprend c’est que l’ordre moral, sous le prétexte louable de lutter pour préserver les enfants vise en fait à pratiquer une censure idéologique. En faisant des discours tonitruants avec beaucoup de publicité autour, les tenants de l’ordre moral veulent faire passer leur gesticulations comme signifiantes. Cela leur évite alors de s’attaquer aux vrais problèmes qu’il serait trop compliqués et trop dangereux d’essayer de régler. En effet il faudrait réfléchir et parier sur l’intelligence des citoyens et non pas sur leurs pulsions archaïques comme on le fait lorsqu’on stigmatise l’"Autre" (souvent pauvre et faible) pour expliquer les problèmes.

            Les récits de Suspense furent sans doute jugés trop violent pour la jeunesse par les "bonnes âmes". C’est oublier un peu vite que les films, les livres, bref les productions artistiques des hommes ne sont que le reflet de la société dans laquelle ils vivent. En les condamnant unilatéralement on évite ainsi de réfléchir sur les causes des problèmes.

C’est pourquoi, dans un souci de salubrité publique et d’élévation du niveau intellectuel de nos élus (j’ai eu le redoutable déshonneur d’avoir monsieur De Villiers comme député), nous leur conseillons Le temps du châtiment d’Evan Hunter [148]. Dans ce livre il met en scène un jeune procureur en butte à la violence des jeunes. Tout l’intérêt du livre réside dans la découverte par ce procureur de la complexité de la vie et du danger des solutions simplistes, stigmatisantes mais si reposantes pour la réflexion et le statut quo social. Bref un livre que Chirac, Raffarin et Sarkozy n’ont pas lu.

Voici ce qu’en disait Marie-france Watkins sa traductrice : « Evan Hunter a écrit un livre brûlant. Brûlant de tendresse humaine, brûlant d’actualité aussi. Il n’accuse pas, il cherche à comprendre. Il ne fulmine pas, il tente de résoudre un problème. Il ne brandit pas de bannière, il ne lance pas de slogans abstraits, il fouille la conscience des hommes. Il ne prend pas parti, il nous met en présence d’un homme, de l’Homme faible et nu. Il lutte contre la haine, contre l’indifférence, contre l’égoïsme et contre la peur (...) Son roman dépasse les limites de Harlem, celles de New-York, celle des États-Unis. Et la conscience du procureur Henry Bell est la notre, celle de tous les hommes. On ne peut lire ce récit sans se sentir vaguement coupable… »

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